Coopération Ouzbékistan–Afghanistan : vers un nouveau corridor eurasiatique
Shavkat Mirziyoyev et Abdul Ghani Baradar

Un sommet discret, une poignée de main symbolique, des promesses mirobolantes. Le 3 juillet, à Khankendi, au cœur du Caucase, l’Ouzbékistan et l’Afghanistan ont esquissé les contours d’un partenariat stratégique. Mais à qui profite vraiment cette coopération accélérée avec les Talibans ?

Une rencontre sous haute tension avec les Talibans

Le 3 juillet 2025, en marge du sommet de l’Organisation de coopération économique tenu à Khankendi, Shavkat Mirziyoyev a reçu Mullah Abdul Ghani Baradar, vice-premier ministre par intérim de l’Afghanistan, pour un tête-à-tête que peu d’analystes avaient anticipé à ce niveau de solennité. Derrière les sourires officiels, c’est une équation diplomatique à plusieurs inconnues qui s’est jouée : comment coopérer étroitement avec les Talibans sans fragiliser son image internationale ?

La réponse du président ouzbek est sans ambiguïté : par les affaires. Les deux dirigeants ont salué une hausse de 60% des échanges commerciaux bilatéraux au premier semestre 2025, franchissant la barre du milliard de dollars – soit environ 925 millions d’euros. L’objectif, ambitieux, est désormais d’atteindre les 2 milliards de dollars (1,85 milliard d’euros). Une perspective qu’Abdul Ghani Baradar a qualifiée d’« indispensable pour stabiliser notre région ».

Talibans et Ouzbékistan : les dessous économiques d’une coopération accélérée

Les promesses d’avenir se sont traduites en projets concrets. En mai 2025, l’Ouzbékistan a ouvert deux maisons de commerce à Kaboul et Mazar-i-Charif. En juin 2025, les deux pays ont signé un accord de commerce préférentiel. Mais la vraie ambition se niche ailleurs : dans les investissements industriels à l’intérieur même de l’Afghanistan.

Shavkat Mirziyoyev a proposé une série d’engagements dans des secteurs jugés « clés pour la relance économique régionale ». L’Ouzbékistan envisage d’implanter des usines textiles, des cimenteries, des centres de transformation de sel, et même des raffineries de pétrole. Sur le plan énergétique, une ligne à haute tension de 500 kV est en construction pour renforcer l’approvisionnement afghan. Les Ouzbeks s’engagent également à faciliter les exportations agricoles afghanes vers l’Asie centrale et la Russie, tout en réclamant un assouplissement des régimes de visas et un meilleur accès aux systèmes bancaires transfrontaliers.

Abdul Ghani Baradar, toujours en quête de reconnaissance internationale, a salué « la sagesse du leadership ouzbek », affirmant que « ces projets ne sont pas seulement économiques, mais géopolitiques ». Faut-il entendre par là que Kaboul mise sur Tachkent pour sortir de son isolement diplomatique ? Ou que l’Ouzbékistan veut transformer son voisin en zone-tampon rentable ?

La ligne ferroviaire transafghane : un pari de 6 milliards d’euros avec les Talibans

Mais le clou de cette rencontre est ailleurs : le redémarrage du projet de voie ferrée transafghane. Lancé en 2021 puis suspendu après la prise du pouvoir par les Talibans, le chantier Mazar-i-Charif – Kaboul – Peshawar revient à la une avec un calendrier resserré et un financement relancé. Objectif : une ligne de 573 kilomètres, opérationnelle à l’horizon 2027, capable de transporter 20 millions de tonnes de marchandises par an.

Le projet, cofinancé par l’Ouzbékistan, l’Afghanistan et le Pakistan, est estimé entre 4,6 et 6 milliards de dollars, soit entre 4,25 et 5,55 milliards d’euros. En plus de réduire de cinq jours les délais d’acheminement entre Tachkent et les ports pakistanais, la ligne pourrait abaisser les coûts de transport de 40%. Une aubaine logistique – mais aussi un pari politique risqué.

Pourquoi ? Parce que la sécurité du corridor dépend entièrement des Talibans. Et jusqu’à preuve du contraire, ceux-ci peinent à convaincre sur leur capacité à garantir la stabilité durable du territoire. En février 2025, une délégation afghane à Tachkent avait négocié une réduction de taxes sur dix catégories de biens et des investissements dans l’exploitation gazière, mais ces engagements restent à concrétiser. « Nous devons aller plus loin, plus vite », a martelé Shavkat Mirziyoyev en annonçant la mise en place d’un groupe de travail conjoint sous la direction de Baradar et du Premier ministre ouzbek.

Talibans, commerce et realpolitik : jusqu’où ira l’Ouzbékistan ?

Dans une région où les alliances se font et se défont au gré des intérêts, l’Ouzbékistan trace sa propre voie : celle d’un pragmatisme économique assumé, quitte à normaliser ses relations avec un régime encore ostracisé par une grande partie de la communauté internationale.

Le commerce ? Croissant. Les projets ? Multiples. Les risques ? Évidents. Car à force de vouloir incarner le pont entre le Nord et le Sud, Tachkent pourrait se retrouver en position de dépendance vis-à-vis de ses turbulents voisins. Reste à savoir si l’équilibre entre développement et stabilité régionale pourra être maintenu sans fissure.

Par Rodion Zolkin
Le 07/06/2025

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