Lorsqu’on parle d’Objectifs de développement durable, on ne s’attendait pas forcément à le trouver en tête. Et pourtant, dans une région souvent ignorée des radars médiatiques occidentaux, un petit pays d’Asie centrale bouscule les hiérarchies et aligne les indicateurs au vert. Mais derrière les classements flatteurs, que cache réellement l’ambitieuse stratégie du Kirghizstan ?
Le 28 mars 2025, à Bichkek, lors d’une consultation nationale consacrée au deuxième Examen national volontaire (ENV) dans le cadre des Objectifs de développement durable, le premier vice-ministre de l’Économie et du Commerce du Kirghizstan, Choro Seyitov, a affirmé que son pays occupait le 45e rang mondial dans la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD). Un classement inattendu qui fait du Kirghizstan le leader régional en Asie centrale, d’après les autorités kirghizes. Mais derrière cette performance affichée, les chiffres, les stratégies et les obstacles racontent une réalité autrement plus nuancée.
Une stratégie nationale pour les Objectifs de développement durable… mais à quel prix ?
Difficile de remettre en cause l’engagement kirghiz en faveur des ODD. Le ministère de l’Économie coordonne depuis plusieurs années une politique orientée autour de trois piliers : croissance économique, justice sociale et durabilité environnementale. La consultation du 28 mars, en amont de la présentation du deuxième ENV prévue pour juillet 2025 au Forum politique de haut niveau de l’ONU, a mis en lumière les efforts de planification intersectorielle. Des représentants du Parlement (Joghorku Kengesh), de l’administration présidentielle, d’organisations internationales et de la société civile ont été mobilisés pour définir les priorités de cette feuille de route vers 2030.
Les domaines ciblés ? Une expansion de l’accès à l’éducation, la généralisation des technologies numériques, la réduction des inégalités sociales et le soutien actif aux groupes vulnérables. On est loin des discours généraux : ici, les ODD sont inscrits dans les documents budgétaires, les réformes et les lois en cours de vote. À première vue, donc, un exemple régional à suivre.
Classement global flatteur, mais indicateurs nationaux fragiles
Si le pays est effectivement 45e sur 193 États selon le Sustainable Development Report (publié par le Réseau des solutions pour le développement durable – SDSN), les fondations restent précaires. L’étude 2022, signée par Jeffrey D. Sachs et publiée par l’université de Cambridge, avertissait déjà : « Les crises multiples et simultanées dans les domaines de la santé, du climat, de la biodiversité, de la géopolitique et de la défense constituent des obstacles majeurs au développement durable à l’échelle mondiale ». (Sustainable Development Goals in Kyrgyzstan 2022, United Nations in Kyrgyz Republic, 2 juin 2022). Autrement dit, si les ambitions sont affichées, les résultats restent fragiles.
Le pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine, les tensions géopolitiques régionales et la volatilité climatique ont percuté de plein fouet la trajectoire du Kirghizstan. Parmi les ODD les plus touchés figurent :
– l’éradication de la pauvreté (ODD 1),
– l’emploi décent (ODD 8),
– la lutte contre la perte de biodiversité (ODD 14 et 15)
– et le développement urbain durable (ODD 11).
Si le pays se targue de bons résultats en matière de coordination stratégique, les résultats concrets sur le terrain restent à démontrer.
Une dépendance chronique au financement extérieur
Mais où sont les ressources pour soutenir ces ambitions ? Le Kirghizstan, pays enclavé et faiblement industrialisé, ne dispose pas de marges budgétaires conséquentes. Le Sustainable Development Report 2022 est sans équivoque : « Les pays pauvres et vulnérables sont particulièrement touchés par les multiples crises sanitaires, géopolitiques et climatiques et leurs retombées ». L’envolée des prix de l’énergie, les ruptures d’approvisionnement et la contraction des flux d’aide étrangère pèsent lourdement sur les finances publiques.
Or, les ODD sont une affaire d’investissement massif : infrastructures vertes, formation, numérisation, services publics… Sans accès à des capitaux internationaux à des conditions favorables, le risque d’un essoufflement de la dynamique est bien réel. D’autant que, comme l’indique le rapport : « Il est urgent de mettre en place un plan mondial de financement du développement durable ».
Le Kirghizstan ne fait pas exception. Il a certes multiplié les partenariats avec les agences onusiennes, mais reste dépendant de l’assistance technique et des financements multilatéraux pour avancer. À ce stade, aucun « SDG Sovereign Bond » comme au Bénin ou au Mexique n’a été émis, preuve que la maturité financière du pays reste à construire.
Entre leadership régional et vulnérabilités structurelles
Alors, modèle ou mirage ? Le Kirghizstan est sans conteste le pays d’Asie centrale le plus avancé dans l’appropriation institutionnelle des ODD. Son classement au 45e rang mondial est un signal fort pour ses voisins. Mais ce classement cache mal une série de vulnérabilités : dépendance financière, exposition géopolitique, et faiblesse des indicateurs environnementaux.
Le défi est désormais clair : transformer une architecture politique ambitieuse en résultats tangibles, visibles dans la vie quotidienne des citoyens. Le Kirghizstan a lancé la fusée, reste à savoir s’il a assez de carburant pour atteindre l’orbite des ODD en 2030.