Des Kirghizes qui rentrent dans leur patrie historique et des Russes prêts à investir dans le Kirghizstan
La polémique autour de l’octroi massif de la nationalité kirghize à des ressortissants russes n’est pas prête à se calmer. Dans un entretien accordé à Deutsche Welle, le ministre kirghize des Affaires étrangères, Jeenbek Kulubaev, a expliqué que ces chiffres élevés correspondent tout d’abord aux cas de Kirghizes qui avaient acquis la nationalité russe au cours des années et décennies précédentes et qui, depuis que la Russie a engagé une guerre contre l’Ukraine, souhaitent retourner vivre au Kirghizstan et voir leur nationalité kirghize rétablie. « De très nombreuses personnes reviennent au Kirghizstan. Il s’agit de nos propres citoyens russophones qui vivent en Russie depuis un certain temps. Mais depuis la mobilisation qui se déroule là-bas, beaucoup reviennent au Kirghizstan. Ils sont nombreux à demander la citoyenneté, et nous ne pouvons pas la leur refuser », a répondu le ministre.
Le reste des chiffres correspondent aux cas de Russes qui réalisent des investissements importants dans l’économie kirghize, a fait valoir le ministre. « S’ils veulent devenir citoyens du Kirghizstan, pourquoi pas ? Nous ne comptons que sept millions d’habitants. Nous lançons actuellement de très grands projets. Nous manquons de main-d’œuvre. Devenez des citoyens de notre pays, s’il vous plaît », a lancé Jeenbek Kulubaev.
Des Russes qui continuent à soutenir leur patrie obtiennent sans soucis la nationalité kirghize
Le scandale autour de la distribution à tout-va de la nationalité kirghize avait commencé après que, fin avril 2023, le média d’investigation MediaHub a révélé qu’en 2022, 621 Russes avaient obtenu la nationalité kirghize en un temps record. Onze mois plus tard, fin mars 2023, leurs collègues du radio Azattyk, le service kirghize de Radio Liberty, ont fait une nouvelle révélation : parmi ces personnes ayant acquis la nationalité kirghize en 2022, il y avait des personnes proches de Vladimir Poutine ou aidant la Russie à contourner les sanctions imposées contre elle. Il y a par exemple Kirill Kaem, le vice-président du fonds « Skolkovo », créé et financé par l’administration du président russe, sous le coup des sanctions américaines depuis fin 2022. Même depuis l’obtention de sa nationalité kirghize, Kirill Kaem continue d’ailleurs à y travailler. Il y aussi Kamil Abdullin, ancien député du parlement du Tatarstan et membre de « Russie Unie », le parti du pouvoir en Russie.
Il y a aussi Artem Lylyk, fondateur et PDG d’Asia Import Group. Dans un entretien à un média russe en février 2023, il déclarait : « En 2022, nous avons commencé à utiliser la Turquie, le Kirghizstan, la Chine, Hong Kong, les Émirats arabes unis et même Singapour pour nos opérations logistiques, y compris dans le cadre d’importations parallèles. […] Aujourd’hui, de nombreuses entreprises étrangères, craignant de violer les sanctions, ne veulent pas expédier des marchandises directement en Russie. Mais elles peuvent les livrer au Kazakhstan, par exemple. De là, les cargaisons arrivent en Russie. Désormais, chaque expédition de produits importés commence par une vaste analyse stratégique, qui nous permet de comprendre par quel itinéraire il sera possible d’acheminer certaines marchandises vers la Russie ».
L’accès à certains postes bientôt conditionné à un délai de 5 ans après l’obtention de la nationalité kirghize
Face à la polémique, à la mi-août 2023, les décrets relatifs à l’obtention de nationalité émis depuis début 2022 ont été rendus secrets. Et le dernier décret de ce type en date, publié le 18 août 2023, l’a été sans les noms des personnes ayant obtenu la nationalité.
Conscients de ces dérives, le 20 juin 2023, un groupe de députés kirghizes ont même proposé d’interdire aux personnes ayant obtenu la nationalité kirghize, à l’exception des Kirghizes ethniques, de travailler dans certains domaines et d’occuper des postes de direction pendant cinq ans à compter de la date d’obtention d’un passeport kirghize et de renonciation à la citoyenneté d’un autre État. (Pour information, la loi kirghize impose aux personnes qui viennent d’acquérir la nationalité kirghize de renoncer à leur nationalité précédente.) Selon l’auteur du projet de loi, le député Aibek Osmonov, les nouveaux citoyens kirghizes ne pourraient pas devenir président, député, juge, responsable de l’application de la loi, travailler dans la défense et occuper des postes de haut niveau dans l’administration de l’État. Ils ne pourraient demander à travailler dans ces domaines qu’après cinq ans à compter de la date d’obtention de la citoyenneté kirghize.
Les auteurs du projet de loi rappellent que les postes susmentionnés ont accès aux secrets d’État. « Cela est dû au fait qu’un ancien citoyen d’un État étranger peut encore avoir un lien avec le pays qu’il a quitté depuis longtemps, et ce lien peut être utilisé contre les intérêts du Kirghizstan », font-ils valoir dans la note explicative accompagnant la proposition de loi. La commission de l’ordre public, de la lutte contre la criminalité et de la lutte contre la corruption du parlement kirghize a voté pour cette proposition de loi.
Obtention de la nationalité kirghize : un accord international peu connu
Toujours est-il qu’en raison de ses engagements internationaux, le Kirghizstan est obligé de délivrer sa nationalité à une bonne partie des Russes qui le demandent. Un accord de 1999 entre la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et la Russie oblige ses signataires à octroyer leur nationalité sur simple demande, dans les trois mois depuis la dépôt de la demande, aux personnes qui viennent d’arriver dans le pays afin de s’y installer et qui, au 21 décembre 1991 (date de la chute de l’URSS), avaient la nationalité de l’un des trois autres pays signataires.
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