C’est un chantier qui suscite autant d’espoirs que d’inquiétudes. Pour la première fois, l’Ouzbékistan s’engage dans le nucléaire civil, avec un projet de centrale nucléaire piloté par la Russie. Mais derrière les plans soignés et les promesses de performance, le pari semble loin d’être sans risque.
Une centrale nucléaire au cœur de l’Ouzbékistan : Rosatom en chef d’orchestre
L’Ouzbékistan avance à pas calculés dans la construction de sa toute première centrale nucléaire. Ce projet, hautement stratégique, a franchi une étape décisive le 13 mai 2025 : Rosatom a lancé la fabrication du premier réacteur RITM-200N, un module de 55 mégawatts (MW), dans les forges d’AEM-Spetsstal à Saint-Pétersbourg. Ce jalon technique inaugure concrètement la réalisation d’un site prévu pour accueillir six modules, soit une puissance combinée de 330 MW.
Derrière cette infrastructure, c’est l’ingénierie russe qui pilote. L’entreprise publique Rosatom, via sa filiale Atomstroyexport, est le maître d’œuvre du projet, officiellement contracté le 27 mai 2024. La technologie retenue, issue des réacteurs marins équipant les brise-glaces nucléaires russes, est déclinée ici pour un usage terrestre. À ce jour, aucune autre nation ne commercialise ce type d’unité à l’export. L’Ouzbékistan devient donc un laboratoire grandeur nature.
Centrale nucléaire et ambitions : une innovation… encore expérimentale ?
Le RITM-200N promet une fiabilité extrême, avec un cœur intégré à son générateur de vapeur dans une seule enveloppe – une « intégration compacte » censée garantir robustesse et sécurité. Les représentants de Rosatom vantent une longévité de 60 ans, une autonomie énergétique territoriale et une flexibilité d’exploitation. Pourtant, dans un aveu peu rassurant, Azim Akhmedkhadjaev, directeur de l’agence Uzatom, a dû réaffirmer que l’Ouzbékistan « ne sert pas de site d’essai », face à la controverse suscitée par la première mise en œuvre terrestre de cette technologie.
Le calendrier prévoit une mise en service échelonnée des réacteurs entre 2029 et 2033, à raison d’un bloc activé tous les six mois. Or, cette précision masque mal les incertitudes structurelles du projet : inexistence de précédent terrestre, réglementation nucléaire nationale embryonnaire, et lourde dépendance vis-à-vis de l’ingénierie russe.
Permis, plans et propagande : où en est la construction ?
Sur le terrain, les choses bougent – doucement. Dès avril 2025, les travaux préliminaires ont été engagés : construction des installations auxiliaires, des infrastructures logistiques et implantation de la future base industrielle. Une demande de permis de construire devrait être déposée au premier trimestre 2026, selon les autorités ouzbèkes.
En parallèle, l’étude d’impact environnemental est en cours, condition sine qua non à la délivrance des autorisations de sûreté nucléaire. Les inquiétudes montent cependant, notamment au sujet de l’usage de l’eau du lac Tuzkan pour le refroidissement des réacteurs – un sujet explosif dans une région confrontée au stress hydrique.
Quant à l’approvisionnement en combustible, c’est le groupe russe TVEL qui est chargé de la livraison et du retraitement. Mais Tachkent envisage un virage stratégique : utiliser son propre uranium, extrait localement. Cette solution permettrait, selon les estimations de Otabek Amanov, responsable du projet chez Uzatom, une réduction des coûts jusqu’à 30%.
Facture salée, opacité assumée
La question du coût est tout sauf anodine. Officiellement, la somme reste « confidentielle ». Officieusement, la fourchette avancée par le cabinet PM Excellence situe le montant entre 1,5 et 2,5 milliards de dollars, soit environ 1,4 à 2,3 milliards d’euros. Qui paye ? Essentiellement des prêts étrangers et des soutiens bilatéraux russes.
Mais au-delà du montant brut, c’est la stabilité financière du projet qui interroge. L’inflation, la volatilité du rouble et les risques liés aux sanctions occidentales contre la Russie constituent un cocktail détonant. Comme l’explique Alexandre Koutouzov, expert en gestion de mégaprojets, « plus un projet est gros, plus il attire les contradictions – géopolitiques, écologiques, économiques ».
Une dépendance radioactive ?
Le choix du partenaire russe ne doit rien au hasard. Les liens soviétiques demeurent puissants, la langue russe reste véhiculaire dans le secteur scientifique, et la filière nucléaire ouzbèke – modeste – est historiquement arrimée à Moscou. Le pays exploite toujours un ancien réacteur de recherche VVR-SM à Tachkent, hérité de l’époque soviétique.
Pour autant, cette dépendance soulève des questions : quid de l’autonomie stratégique ? Des critiques pointent le danger d’un verrouillage technologique à long terme, où seul le partenaire russe contrôlerait le cycle nucléaire, des composants aux déchets.
Face à cela, les autorités misent sur la formation locale : plus de 7.000 travailleurs ouzbeks doivent être intégrés au chantier, et des centaines d’étudiants sont déjà envoyés à Moscou ou au NIYAU MEPhI pour se former aux métiers du nucléaire.
Un pari énergétique à haut risque ?
Pour le gouvernement de Shavkat Mirziyoyev, cette centrale incarne un pivot stratégique. Objectif affiché : faire passer la part des énergies renouvelables de 16% à 54% d’ici 2030. Mais ce bond passera d’abord par un saut nucléaire – un saut sans filet.
L’Ouzbékistan, pays enclavé, confronté à une explosion de la demande électrique, voit dans cette centrale une réponse à ses défis de développement. Pourtant, en misant sur une technologie encore non testée sur le sol et sur un partenaire en proie à l’isolement international, Tachkent joue gros.