Turquie : le Kazakhstan veut rompre le monopole nucléaire russe
centrale nucléaire

Dans l’ombre d’Akkuyu et de la domination russe, un autre acteur frappe à la porte d’Ankara. Une offre discrète, mais explosive, à base d’uranium kazakhstanais, entend bouleverser la géopolitique énergétique entre Asie centrale et Méditerranée.

Le 9 avril 2025, à l’occasion du forum MINEX Kazakhstan, le Kazakhstan a formulé une proposition concrète à la Turquie : lui fournir de l’uranium pour ses centrales nucléaires et l’accompagner sur toute la chaîne du combustible. Cette initiative, dévoilée par Bauyrzhan Duissebaïev, le directeur du Bureau de conception en génie chimique du Kazakhstan, ouvre une nouvelle page dans les relations bilatérales entre Astana et Ankara. Mais derrière cette main tendue, un objectif limpide : bousculer la suprématie de la Russie dans le paysage atomique turc.

L’uranium kazakhstanais, nouveau carburant pour l’ambition nucléaire turque ?

Au cours de son intervention, Bauyrzhan Duissebaïev n’a pas mâché ses mots. « La Turquie est entrée dans le top 5 », a-t-il lancé, en référence au nombre croissant de réacteurs en construction sur le sol turc. Une dynamique qui attire l’attention d’Astana : « Cette nation pourrait devenir un nouveau partenaire de poids pour le Kazakhstan ».

Le pays propose à Ankara de signer un contrat d’exploitation sur ses propres gisements d’uranium, estimant les besoins turcs à 1.800 tonnes par an, rien que pour deux centrales. L’offre inclut aussi la conversion du minerai sur le sol kazakhstanais, une opération technique consistant à transformer l’uranium naturel en gazaéfluorure (UF6), matière première pour l’enrichissement nucléaire.

Mais pourquoi cette ruée vers la Turquie ? Parce que le Kazakhstan sait compter. Il ambitionne de sortir de son statut de simple fournisseur de matière brute pour se placer en acteur industriel complet du cycle nucléaire. Comme le fait remarquer Bauyrzhan Duissebaïev, « 40% du coût du cycle nucléaire réside dans l’extraction, contre 40% pour l’enrichissement » — secteur où la Russie règne encore sans partage.

Ankara, champ de bataille entre Astana et Moscou pour l’uranium

Impossible d’aborder la proposition kazakhe sans parler de la Russie. Depuis 2010, Rosatom — l’agence fédérale russe de l’énergie atomique — s’est taillée une place stratégique en Turquie. Elle construit actuellement la centrale d’Akkuyu selon le modèle BOT (build-operate-transfer) et en détient l’exploitation. Montant estimé de l’investissement ? 24 à 25 milliards de dollars.

Mais cette dépendance agace certains cercles turcs. Le Kazakhstan en joue. Il promet non seulement une fourniture d’uranium plus flexible, mais aussi un partenariat technique sur la fabrication de combustible via l’usine métallurgique d’Oust-Kamenogorsk, filiale de Kazatomprom.

Le projet, s’il se concrétise, ne remplacerait pas Rosatom à court terme. En revanche, il poserait les fondations d’un rééquilibrage. D’autant plus que Kazatomprom, autrefois engagé dans des coentreprises d’enrichissement avec Moscou, s’est retiré du Centre d’enrichissement d’uranium en 2020.

Un pari industriel pour le Kazakhstan, un test géopolitique pour la Turquie

Derrière l’offre, une stratégie claire : monter en gamme. Le Kazakhstan veut cesser de vendre de l’uranium naturel pour ne plus exporter que des produits transformés à forte valeur ajoutée. « Aujourd’hui, Kazatomprom vend 24,.000 tonnes d’oxyde d’uranium. Demain, il devra vendre du tétrafluorure ou du gazaéfluorure. Ensuite, de l’uranium enrichi. Et enfin, ne vendre que la technologie elle-même », a expliqué Bauyrzhan Duissebaïev.

Pour cela, Astana mise sur plusieurs sites : Stepnogorsk (racheté en 2024 par Rosatom), Ouralsk, ou encore Oust-Kamenogorsk. Les infrastructures existent, mais nécessitent des investissements lourds et un transfert de compétences. Ce que pourrait justement apporter une coopération tripartite : Kazakhstan–Turquie–Russie.

Mais à condition que la Turquie accepte. Et c’est là que tout se complique. Aucun engagement officiel n’a été pris à ce jour par Ankara. Lors du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, le 2 juillet 2024, Erdoğan s’est vu recommander de « ne pas perdre de vue les contrats nucléaires », selon Duissebaïev. Mais aucune signature n’a suivi.
La méfiance vis-à-vis d’Astana ? La crainte de froisser Moscou ? Ou tout simplement l’absence de garantie technologique côté kazakhstanais ? L’incertitude persiste.

Le Kazakhstan rêve de voir flotter le drapeau turc aux côtés du sien dans le cercle fermé des puissances nucléaires émergentes. L’uranium n’est plus seulement une ressource : c’est un levier diplomatique, un test industriel, un pari géopolitique. Mais encore faut-il qu’Ankara ose diversifier ses alliances. Face à Rosatom, l’offre kazakhe sera-t-elle jugée trop risquée ou enfin audacieuse ?

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