La Russie relance un vieux rêve hydraulique hérité de l’ère soviétique : la redirection des cours des fleuves sibériens vers l’Asie centrale revient dans le débat public. Face à l’aggravation de la pénurie d’eau, ce projet titanesque vise à sécuriser les ressources hydriques d’une région frappée par la sécheresse. Mais son coût, ses risques environnementaux et ses implications géopolitiques interrogent profondément.
Pénurie d’eau en Asie centrale : une urgence hydrique structurante
En octobre 2025, l’Académie des sciences de Russie a relancé l’étude de faisabilité du transfert d’eau depuis les fleuves sibériens vers l’Asie centrale. Ce signal fort intervient alors que la pénurie d’eau s’aggrave dans toute la région, sous l’effet du changement climatique, de la pression agricole et de la croissance démographique. La Russie envisage désormais une version technologique modernisée d’un projet abandonné il y a près de quarante ans.
La crise de l’eau en Asie centrale atteint aujourd’hui un seuil critique. La multiplication des épisodes de sécheresse, la fonte accélérée des glaciers du Pamir et du Tian Shan, ainsi que l’intensification de l’irrigation agricole fragilisent durablement les ressources hydriques régionales. Dans ce contexte, les fleuves sibériens apparaissent à Moscou comme une réserve stratégique encore sous-exploitée. Selon les promoteurs du projet, la redirection partielle de l’Ob pourrait soulager durablement les bassins déficitaires d’Ouzbékistan et du sud du Kazakhstan.
Dans les scénarios étudiés, un premier volume de 5,5 milliards de mètres cubes par an serait transféré vers l’Asie centrale. Cette quantité pourrait être multipliée par trois ou quatre, atteignant potentiellement 16,5 à 22 milliards de mètres cubes par an. Ces volumes représenteraient une rupture majeure pour les ressources hydriques agricoles, dans une région où l’irrigation absorbe déjà plus de 80% de la consommation d’eau.
Sur le plan hydrologique, les experts russes estiment que seule une fraction des fleuves sibériens serait touchée. Un académicien récise ainsi que « la part concernée représenterait entre 20 et 70 kilomètres cubes par an, sur un débit total de l’Ob d’environ 3.000 kilomètres cubes par an ». Toutefois, si la proportion semble marginale à l’échelle du fleuve, elle devient déterminante pour les zones arides d’Asie centrale, où la pénurie d’eau est désormais structurelle.
Un projet technique radicalement repensé
Le projet de transfert des fleuves sibériens ne reprend pas le schéma des canaux ouverts imaginés durant la période soviétique. La nouvelle version repose sur une infrastructure fermée de canalisations, composée de polymères, destinée à limiter l’évaporation. L’un des principes fondamentaux est l’acheminement sous pression sur une distance d’environ 2.100 kilomètres, à travers un réseau composé de sept grandes conduites.
Ce changement technologique vise à réduire les pertes hydriques tout en limitant les impacts paysagers et écologiques directs. Ce nouveau choix permet à Moscou de défendre un projet plus discret visuellement, mais aussi plus contrôlable sur le plan hydraulique. Les ingénieurs russes estiment que ce réseau permettrait une gestion modulable des flux, en fonction des besoins saisonniers de l’Asie centrale.
Le coût du projet demeure toutefois colossal. Les premières estimations dépassent 100 milliards de dollars, soit environ 92 milliards d’euros, conversion réalisée sur une base moyenne récente. À ce coût financier s’ajoute un calendrier particulièrement long. La durée minimale des travaux est évaluée à au moins dix ans. Ce décalage temporel pose une question stratégique majeure : la pénurie d’eau en Asie centrale peut-elle attendre une décennie supplémentaire sans provoquer de chocs sociaux majeurs sur l’agriculture et l’approvisionnement urbain ?
Fleuves sibériens, sécheresse et risques géopolitiques : un pari politique à haut risque
Les bénéfices attendus du transfert d’eau depuis les fleuves sibériens sont clairs pour les pays récepteurs. Les défenseurs du projet estiment qu’il pourrait stabiliser la production agricole, ralentir la désertification et atténuer les impacts de la sécheresse sur la sécurité alimentaire. Dans certains cercles russes, un autre argument environnemental est également avancé : la diminution du volume d’eau douce déversée dans l’océan Arctique réduirait la « charge thermique » sur cette zone fragile.
Cependant, les risques environnementaux inquiètent fortement une partie de la communauté scientifique. Plusieurs experts russes avertissent d’un possible impact sur la pergélisol, les écosystèmes aquatiques et le climat local de la Sibérie occidentale. Cette déstabilisation pourrait, à terme, libérer d’importantes quantités de gaz à effet de serre, aggravant indirectement le dérèglement climatique.
À ces enjeux écologiques s’ajoute une dimension géopolitique particulièrement sensible. Le contrôle des fleuves sibériens relève exclusivement de la souveraineté russe, tandis que les bénéfices directs concerneraient surtout l’Asie centrale. La question du financement, du prix de l’eau et des garanties juridiques entre États reste entièrement ouverte. Plusieurs experts font valoir que ce projet pourrait devenir un levier d’influence géopolitique majeur pour Moscou, dans une région déjà marquée par de fortes tensions sur les ressources hydriques. La pénurie d’eau transforme ainsi un projet hydraulique en outil stratégique à long terme.
