Depuis le 17 juin 2025, les touristes qui arpentent les steppes, montagnes ou plages du Kazakhstan participent, à leur insu, à une expérience statistique d’un genre nouveau. Leur trace numérique — précisément celle laissée par leur téléphone portable — devient la matière première d’un projet pilote mené par les autorités. Pour mieux connaître les habitudes de voyage, repérer les points d’affluence, ajuster les infrastructures… et révolutionner la manière de penser le tourisme. Mais ce virage numérique, encore inédit dans la région, soulève des échos bien au-delà de la mer Caspienne.
Le Kazakhstan mise sur la géolocalisation mobile des touristes
C’est à Astana que tout a commencé. Autour de la table : le ministre du Tourisme et des Sports, Erbol Myrzabossynov, et les hauts responsables du Bureau national de la statistique. Leur but ? Réduire les angles morts des chiffres officiels. « Le passage aux sources numériques permettra d’éliminer les lacunes de notre système de comptabilisation actuel et de dresser un portrait réaliste de l’activité touristique », a expliqué le ministre lors de cette réunion de lancement.
Pour cela, le pays s’appuie sur une matière précieuse : les données de positionnement mobile. Anonymisées, agrégées, elles offrent un tableau bien plus complet que les méthodes traditionnelles. Le projet, testé en 2024, révèle que de nombreux voyages domestiques ne laissent aucune trace dans les statistiques classiques, notamment les déplacements d’une journée, sans nuitée. Or ces trajets « invisibles » représentent une part considérable de la mobilité touristique.
Avec ce nouveau système, le Kazakhstan espère mieux planifier les aménagements nécessaires : sanitaires publics, transports, infrastructures d’accueil… « Cela nous permettra de mesurer la pression réelle sur les zones touristiques, de planifier la construction d’équipements adaptés et d’évaluer l’attractivité régionale en matière d’investissements », a poursuivi Erbol Myrzabossynov. Pour le Bureau de la statistique, il ne fait aucun doute que « le Kazakhstan deviendra le premier pays de la CEI à intégrer les données mobiles aux statistiques officielles du tourisme ».
D’autres pays ont déjà sauté le pas
Si l’initiative kazakhstanaise marque une rupture régionale, elle s’inscrit dans un courant plus large. L’Estonie, pionnière en la matière, utilise depuis plus de quinze ans les données téléphoniques pour mesurer les flux de visiteurs, tant domestiques qu’internationaux. L’Indonésie a elle aussi franchi ce cap dès 2016, pour combler les vides laissés par les postes-frontières dans certaines îles.
Ces exemples montrent que les données de téléphonie mobile, bien encadrées, peuvent devenir un outil redoutablement efficace pour suivre les déplacements humains. Mieux encore : elles permettent une lecture dynamique, en temps réel, des comportements touristiques. Ce que les enquêtes traditionnelles peinent souvent à capter.
Même en Hongrie, dans des villes comme Szeged ou Pécs, les chercheurs ont mêlé géolocalisation et réseaux sociaux pour cartographier les pics de fréquentation. Et aux États-Unis, le National Park Service a confronté les traces mobiles aux fréquentations mesurées dans 38 parcs naturels : dans plus de la moitié des cas, la corrélation dépassait 80%.
Entre opportunité et précaution
L’enthousiasme pour cette technologie ne masque pas les zones d’ombre. Que faire des biais ? De l’absence de couverture réseau dans certaines zones ? De la difficulté à distinguer un habitant d’un visiteur ? Les algorithmes ont parfois la main lourde : selon une étude publiée en 2023, les marges d’erreur pour identifier le lieu de résidence à partir des données mobiles peuvent atteindre 40%.
Autre point sensible : la législation. En Europe, le Règlement général sur la protection des données (RGPD) encadre sévèrement l’utilisation des informations issues de la géolocalisation. Même anonymisées, ces données restent délicates à manipuler. Mais malgré les garde-fous, le mouvement semble lancé. Car les bénéfices — agilité, réactivité, exhaustivité — parlent pour eux. Et dans un monde où les flux touristiques sont de plus en plus complexes, volatils, fragmentés, il faudra bien trouver des outils à la hauteur.
Le Kazakhstan n’innove pas seulement par ambition technologique. Il trace une voie. Celle d’un État qui choisit de regarder ses touristes autrement : non plus comme des chiffres figés dans des enquêtes annuelles, mais comme des trajectoires vivantes, mouvantes, captées par les antennes relais. Reste à voir comment cette révolution silencieuse s’installera dans le paysage institutionnel, et si elle inspirera d’autres capitales à faire, elles aussi, parler les signaux faibles.
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