Le 29 juillet 2025, le président du Kazakhstan, Kassym-Jomart Tokaïev, foule le sol turc pour une visite d’État de haute voltige. À l’agenda : le cinquième Conseil de coopération stratégique de haut niveau. À l’horizon : un partenariat repensé, dopé, et musclé. La Turquie, toujours prompte à endosser son rôle de pont entre l’Asie centrale et l’Europe, déroule sa stratégie : tisser des liens durables avec Astana pour s’imposer comme leader du monde turcique.
Turquie-Kazakhstan : une alliance forgée dans l’Histoire et scellée dans les chiffres
Tout commence en 1991. Alors que le Kazakhstan émerge à peine de l’effondrement soviétique, Ankara est le premier à reconnaître son indépendance. Trente-trois ans plus tard, les symboles ne suffisent plus : il faut des actes. Et les actes, eux, se comptent en milliards.
Depuis 2019, Erdoğan et Tokaïev se sont rencontrés quatorze fois. Un chiffre qui n’a rien d’anecdotique dans le monde feutré des diplomaties. En mai dernier, lors du sommet de l’Organisation des États turciques (OTS) à Budapest, les deux hommes ont déjà posé les bases d’un rapprochement renforcé. Ce 29 juillet, ils officialisent la suite : commerce, défense, logistique, éducation, rien n’échappe à cette ambition partagée.
La Turquie n’oublie pas qu’elle est, historiquement, le mentor du Kazakhstan indépendant. En retour, Astana voit en Ankara un partenaire incontournable, capable d’ouvrir les portes d’un réseau diplomatique, militaire et économique qui pèse de plus en plus dans les équilibres régionaux.
Le nerf de la guerre : 15 milliards pour s’aimer mieux
C’est le chiffre fétiche d’Erdoğan : quinze milliards de dollars. Un objectif qu’il répète comme un mantra, bien au-delà des dix milliards initialement évoqués. Car entre la Turquie et le Kazakhstan, les affaires tournent rond. En 2024, les échanges commerciaux ont frôlé les cinq milliards de dollars. Et entre janvier et mai 2025, on parle déjà de 1,9 milliard.
Le Kazakhstan expédie du cuivre, du pétrole brut, du charbon, des légumes secs, mais aussi des polymères, de l’aluminium et des produits pétroliers raffinés. En face, la Turquie fournit pharmaceutiques, textiles, tapis, matériaux de construction et biens de consommation. Le commerce est dense, diversifié, mais encore trop dépendant des matières premières.
« Pour atteindre la barre des 10 milliards, il faut aller au-delà des matières premières. Il faut de l’industrie, des machines, du contenu à valeur ajoutée », martèle Aliya Mousabekova, analyste à l’Institut d’études stratégiques du Kazakhstan, citée par Kazinform.
Et pour cela, Ankara a une carte à jouer : un investissement direct de 100 millions de dollars pour bâtir un réseau de terminaux logistiques à travers le Kazakhstan. Objectif affiché : garantir les routes alternatives à la dépendance au détroit d’Hormuz. Le Trans-Caspian International Transport Route est déjà sur la table. La géopolitique du fret devient l’arène d’un partenariat bien plus large.
Défense, drones et cybersécurité : une coopération qui se muscle
Sous les dorures du palais présidentiel turc, les accords militaires ne sont pas les moins sensibles. Car ici, les mots comptent. On ne parle pas simplement d’exercices conjoints ou de visites protocolaires : on parle formation, contre-terrorisme, cybersécurité, production de drones tactiques. « En 2025, les exercices militaires conjoints, les échanges médicaux, les missions de paix et les simulations de défense ont déjà pris une ampleur inédite », rappelle Aliya Mousabekova, toujours dans les colonnes de Kazinform.
Le Conseil de coopération stratégique devient dès lors un laboratoire de défense régionale. Avec, dans le viseur, une Turquie désireuse d’exporter son savoir-faire militaire, et un Kazakhstan soucieux de se prémunir face aux instabilités régionales, de l’Afghanistan au Caucase.
Une culture partagée, une jeunesse connectée
Au-delà des chiffres et des blindés, il y a les mots, les traditions, les racines communes. En 2024, plus de 863.000 Kazakhstanais ont visité la Turquie. Côté inverse, 130.000 touristes turcs ont foulé le sol kazakh. Et les jeunes suivent : 12.000 étudiants kazakhstanais sont inscrits dans des universités turques, souvent via les bourses Türkiye Bursları ou le programme Bolashak.
Le Kazakhstan envisage même d’allonger les séjours sans visa des citoyens turcs à 90 jours. Un détail ? Non. Un symbole. Celui d’un pont de plus entre deux peuples qui, à défaut de parler toujours la même langue, cultivent une mémoire commune. Une mémoire turcique, consolidée par les forums de l’OTS, les projets culturels conjoints, et cette volonté partagée d’écrire l’avenir autrement.
Un Conseil, des ambitions : vers un axe Ankara-Astana ?
Au fond, ce cinquième Conseil stratégique n’est pas une simple réunion bilatérale. C’est l’expression d’un alignement géopolitique assumé. Dans un monde où les alliances se reconfigurent sans cesse, Turquie et Kazakhstan font le pari d’une entente stable, structurée et prolongée.
Le message est clair : ni satellite de Moscou, ni client de Pékin, le Kazakhstan affirme son autonomie stratégique. Et la Turquie, éternel funambule entre OTAN, Asie centrale et Méditerranée, se renforce dans un espace où elle n’a jamais vraiment quitté le terrain.
L’avenir dira si les accords signés à Ankara déboucheront sur des réalisations concrètes. Mais une chose est sûre : entre Tokaïev et Erdoğan, les poignées de main ne sont plus symboliques. Elles sont calculées, pesées… et hautement stratégiques.