Auto-interdiction de crédits en Ouzbékistan : rempart ou leurre anti-fraude ?
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L’Ouzbékistan a officiellement lancé un dispositif unique en son genre : l’auto-interdiction de crédits, un mécanisme permettant à chaque citoyen d’empêcher toute institution de lui accorder un prêt, à sa propre demande.

Un crédit sous surveillance : un dispositif inédit en Ouzbékistan

L’idée est aussi simple que redoutablement révélatrice : permettre à chaque individu d’enregistrer une interdiction volontaire de tout crédit à son nom. La mesure, désormais accessible à tous les citoyens ouzbeks, fonctionne via un registre centralisé géré par le KIAC (Centre d’analyse de l’information de crédit). Une fois la demande introduite, les banques, organismes de microfinancement et institutions de crédit sont tenus légalement de consulter ce registre avant d’émettre le moindre prêt.

Il s’agit d’une mesure préventive qui s’inscrit dans un contexte de recrudescence des fraudes, avec 2.790 cas de crédits contractés frauduleusement en 2023, pour un montant total de 19 milliards de soums, soit environ 1,4 million d’euros. Mais au-delà des chiffres, c’est tout un rapport au crédit – et à la confiance – qui se trouve redéfini. Le service est gratuit, accessible en ligne via la plateforme gouvernementale EPIQU (my.gov.uz), ou dans les centres de services publics. À terme, l’interdiction pourra aussi être enregistrée directement dans les bureaux de crédit. L’efficacité est immédiate : dès l’enregistrement, aucun crédit ne peut être octroyé au nom du demandeur.

Des prêts empoisonnés : le poids d’un contexte de fraude

La genèse du dispositif trouve sa justification dans une explosion des escroqueries. Selon les données officielles relayées par Gazeta.uz le 15 janvier 2025, 874 personnes ont été victimes de crédits frauduleux durant les huit premiers mois de l’année 2024, pour un total de 36,6 milliards de soums (2,7 millions d’euros). Une dérive favorisée par la banalisation du crédit en ligne et la faiblesse des vérifications d’identité.

C’est dans ce cadre que les parlementaires ont renoncé à rendre le service payant, comme cela avait été initialement proposé. Une décision que le vice-président de la Banque centrale, Abrorkhuja Turdaliev, a saluée, soulignant l’urgence de restaurer la confiance dans le système financier. « En permettant aux citoyens de se protéger eux-mêmes, nous anticipons une réduction drastique des cas de fraude liés aux crédits à distance », résume un porte-parole du ministère des Finances

Crédit à la carte : un modèle inspiré du Kazakhstan… et au-delà

L’Ouzbékistan n’invente rien, ou presque. Le Kazakhstan a déjà mis en place un mécanisme similaire, tout comme les États-Unis, Singapour ou la Russie. À l’ère de la digitalisation des services bancaires, ces systèmes répondent à un besoin pressant de sécurité numérique, face à des pratiques de piratage de plus en plus sophistiquées.

Mais contrairement à certains modèles étrangers, Tachkent a opté pour une interdiction réversible : la personne peut à tout moment lever son blocage, par la même voie administrative. Un choix qui évite l’effet cliquet et laisse à l’individu une liberté de mouvement, tout en garantissant un contrôle sur son identité financière.

Banques sous pression : des sanctions inédites

Le texte ouzbek ne se contente pas de recommander la prudence aux banques : il impose la consultation du registre avant toute opération. En cas de violation, la responsabilité incombe intégralement à l’institution financière. Cela signifie que si un prêt est accordé à une personne inscrite sur le registre, la banque en assume seule les conséquences juridiques.

Le cadre répressif est clair : des amendes allant jusqu’à 1,875 milliard de soums (environ 137.000 euros) sont prévues pour les établissements fautifs. Un chiffre non négligeable dans un pays où deux bureaux de crédit dominent le secteur – dont le KIAC, dont le capital est détenu par 26 banques commerciales.

Un verrou ou un piège ? Le débat reste ouvert

Ce mécanisme de verrouillage volontaire suscite aussi des interrogations. Est-ce un véritable outil de protection, ou une externalisation déguisée de la responsabilité ? En transférant le fardeau du contrôle à l’individu, l’État semble suggérer que le risque de fraude est inéluctable, et que le citoyen doit s’en prémunir lui-même. Une logique bien différente de celle d’un renforcement institutionnel classique.

D’autant que ce choix pourrait générer des effets pervers : une personne ayant oublié sa propre interdiction ou mal informée pourrait se retrouver dans l’impossibilité de contracter un crédit d’urgence, avec des conséquences dramatiques. De plus, la facilité avec laquelle ces données pourraient être manipulées ou falsifiées, malgré les signatures électroniques, interroge sur la sécurité du registre.

En instaurant une auto-interdiction de crédits, l’Ouzbékistan propose une solution originale mais potentiellement ambivalente. Si elle peut efficacement contenir les fraudes, elle ne doit pas masquer les failles systémiques d’un secteur financier encore fragile. Le verrou est posé. Mais reste à savoir s’il protègera ou enfermera.

Par Rodion Zolkin
Le 06/19/2025

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