Le 26 juin 2025, le film Gengis Khan sortira dans les salles russes. Présenté comme le tout premier long-métrage entièrement créé par intelligence artificielle (IA), il a été projeté en avant-première le 6 juin au cinéma « Oktyabr » à Moscou, après avoir décroché un prix au AI Film Awards à Cannes le 22 mai. Cette œuvre hybride, réalisée par Kirill Kalachnikov, promet une immersion visuelle et narrative dans le XIIIᵉ siècle. Mais que révèle-t-elle vraiment de notre époque ?
Gengis Khan, la grandeur d’un film — et d’un pari technologique
Né d’un pari audacieux et d’un héritage poétique oublié, Gengis Khan n’est pas qu’un énième biopic historique. C’est le fruit d’un assemblage algorithmique, d’une ambition esthétique et d’un savoir-faire technique piloté par l’IA. Inspiré de la poème éponyme écrite en 1964 par le poète soviétique Viktor Slipenchuk, le film s’approprie les grands motifs épiques pour offrir un récit couvrant toute la vie du conquérant mongol : de son enfance au pouvoir, jusqu’à la domination d’une moitié du monde connu.
Mais au lieu d’une équipe pléthorique de décorateurs, costumiers et techniciens, ce sont plus de quinze modèles d’intelligence artificielle qui ont pris le relais. Certains étaient chargés des paysages, d’autres de l’animation des visages ou des mouvements, d’autres encore de la restitution des batailles. Le résultat ? Une fresque numérique qui entend rivaliser avec les standards hollywoodiens, sans avoir mobilisé un seul figurant.
Une réalisation humaine pour une œuvre non humaine
L’homme derrière cette expérience : Kirill Kalachnikov, à la fois réalisateur et producteur. Un nom qui n’évoque pas encore Spielberg, mais qui pourrait bien symboliser une mutation profonde du rôle du cinéaste. Si le tournage tel qu’on le connaît n’a pas eu lieu, Kalachnikov a dirigé la symphonie digitale d’un bout à l’autre.
Le projet a été mené en Russie par les studios « Zephyr-Neuro » et « Novoe Vremia », en étroite collaboration avec Ray of Sun Pictures. Au sommet de l’édifice, on retrouve Mikhaïl Slipenchuk, fils du poète originel, dans le rôle de producteur général. Comme si l’ADN poétique du film survivait à travers ses descendants — même dans un projet où les mots sont reconstruits par des neurones artificiels.
L’intelligence artificielle comme moteur artistique
Si la prouesse technique est incontestable, c’est surtout l’usage détaillé de l’IA qui fascine — et parfois inquiète. Chaque IA a été spécialisée : générer des paysages de steppe réalistes, créer des visages inédits à partir de bases de données historiques, animer des séquences de combat, moduler les sons de l’époque. Une IA a même reconstruit le ciel nocturne du XIIIᵉ siècle selon des données astronomiques réelles.
La bande sonore, elle aussi, est une pure création algorithmique : combinaison de chant diphonique mongol, d’instruments traditionnels et d’orchestrations symphoniques numériques. Le résultat est déroutant, oscillant entre immersion parfaite et étrangeté synthétique.
Le scénario a été généré à partir d’une base de plus de 1.000 faits historiques extraits d’ouvrages académiques. Chaque ligne de dialogue, chaque intrigue politique a donc été distillée par apprentissage automatique. Une forme de reconstruction documentaire… sans documentaliste.
Cannes, l’heure de vérité pour un film artificiel
Présenté en marge du Festival de Cannes, dans la section AI Film Awards, le film Gengis Khan a reçu le prix spécial du jury dans la catégorie « Best Super Long AI Movie » le 22 mai 2025. Une reconnaissance certes symbolique, mais significative dans une industrie où l’IA n’est encore qu’un outil marginal.
Lors de la cérémonie, le juré Jacques Durand a déclaré : « C’est un film impressionnant. Pour la première fois, nous avons vu un long-métrage d’une telle qualité entièrement généré par IA ».
Et l’émotion, dans tout ça ?
Reste une question brûlante : que reste-t-il de la sensibilité humaine dans une œuvre aussi désincarnée ? Le film impressionne, mais peut-il émouvoir ? L’animation est saisissante, les images d’un réalisme stupéfiant, mais les critiques notent un manque d’incarnation dramatique, une froideur algorithmique.
Le film s’adresse surtout à ceux qui « travaillent avec des réseaux neuronaux ou s’intéressent aux technologies IA ». Le grand public, lui, pourrait rester sur sa faim, malgré l’envergure visuelle du projet.
Gengis Khan, pionnier ou présage ?
Au-delà de ses qualités esthétiques ou historiques, Gengis Khan est surtout une balise dans l’histoire du cinéma. Il marque l’entrée fracassante de l’intelligence artificielle comme outil total de création, sans intervention humaine directe dans l’exécution des scènes. Et demain ? Qui écrira, qui réalisera, qui jouera ? L’homme ou son reflet numérique ?