Loi linguistique au Kirghizstan : identité nationale ou exclusion ciblée ?
Kirghizstan Objectifs de développement durable

Le 21 mai 2025, le parlement du Kirghizstan a adopté en première lecture une loi visant à renforcer l’usage du kirghiz en tant que langue d’État. Officiellement, il s’agit d’une initiative patriotique pour raviver une identité linguistique menacée. Officieusement ? L’opération est bien plus pernicieuse. Sous couvert d’exigences administratives, le texte installe une série de restrictions et de sanctions qui divisent profondément la société kirghize. Car la langue y devient une arme politique.

Une langue, un peuple ?

Les articles modifiés sont légion : dix-huit lois nationales et le Code des infractions ont été ciblés. L’objectif ? Étendre l’usage du kirghiz dans tous les recoins du secteur public. Fonctionnaires, députés, juges, policiers, procureurs, avocats, enseignants : tous devront désormais prouver leur maîtrise de la langue nationale. Et pas qu’un peu. Le niveau requis sera défini par décret, mais il devra être certifié, validé, prouvé.

Et l’on ne parle pas d’une recommandation symbolique. En cas de manquement, les sanctions tombent : 5.000 soms pour un particulier, 17.000 pour une entreprise – soit environ 50 et 165 euros. Les médias sont sommés de diffuser au moins 60% de leurs programmes en kirghiz, tandis que les publicités devront être rédigées exclusivement dans cette langue. Toute mention d’une autre langue, même sur une étiquette ou dans un jingle, devra être doublée d’une version kirghize validée.

Un projet patriotique ou un pur exercice d’exclusion ?

Pour ses défenseurs, le texte est une nécessité historique. Le président du parlement, Nurlanbek Turgunbek uulu, ne mâche pas ses mots : « Nous en sommes arrivés à cette situation terrible à cause du populisme, du désir de marquer des points et de vouloir plaire aux autres ».

Le député Janar Akaïev enfonce le clou, s’adressant à ses collègues : « Comment allons-nous nous opposer à un projet de loi censé soutenir les Kirghizes ? Nous devons avant tout satisfaire le peuple kirghize, et non les autres pays ». Le message est clair : s’opposer au texte, c’est se ranger du côté de la Russie.

Des voix discordantes, inaudibles ?

Mais tous ne l’entendent pas de cette oreille. Le député Baktybek Sydykov dénonce un faux patriotisme : « Ne soyez pas de faux patriotes. Personne ne se plaint de la langue kirghize, mais abordons cette question de manière structurée ». Il rappelle que les enfants des élites ne parlent que russe, qu’aucune politique sérieuse d’apprentissage n’a été mise en place, et que l’imposition brutale du kirghiz risque d’enfoncer davantage les minorités.

Même son de cloche chez Gulya Kojokulova : « Nous créons une situation de conflit […] Nous transformons l’organisme idéologique qui devrait être responsable de la politique linguistique en un organisme punitif ».

Quant à Dastan Bekeshev, figure de l’opposition, il alerte sur les risques de discrimination : « Et s’ils échouent à l’examen, ils ne pourront pas participer aux élections. C’est mal ». Il vise ici les minorités russes, ouzbèkes, dunganes, qui pourraient être exclues des scrutins par défaut de certificat linguistique.

Derrière l’écran du patriotisme linguistique, ce que beaucoup redoutent, c’est une volonté d’uniformisation autoritaire, à rebours de la diversité historique du Kirghizstan. Car le pays reste un patchwork multiethnique. Et l’on n’impose pas un idiome à coups de décret sans conséquences sociales.

Le texte doit encore passer par deux lectures avant d’être définitivement adopté. Mais la voie semble tracée. Si rien ne change, une langue va devenir le filtre ultime de l’accès aux droits civiques au Kirghizstan. Or, derrière le vernis législatif, ce n’est pas le kirghiz qu’on protège. Ce sont des intérêts, des positionnements politiques, des calculs électoraux. La langue, cette fois, n’est plus un vecteur de culture : elle devient une ligne de fracture.

Par Rodion Zolkin
Le 05/31/2025

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