Sous les reflets brûlants des champs de coton, derrière les rideaux opaques de la dictature, une réalité persiste : celle d’un travail imposé, d’enfants réquisitionnés, de femmes écrasées. Un nouveau rapport accablant sur les pratiques du Turkménistan en 2024 révèle une mécanique implacable du pouvoir. Le coton turkmène continue de nourrir les marchés mondiaux — au prix de la liberté, de la dignité, et parfois de l’enfance elle-même.
Le Turkménistan, un État où le travail forcé est méthodique et planifié
Le dernier rapport publié par la Turkmen Initiative for Human Rights, la fondation Progrès et la campagne internationale Cotton Campaign, fait froid dans le dos. Intitulé « Travail forcé imposé par l’État lors de la récolte 2024 et implications sur les chaînes d’approvisionnement mondiales », le document met au jour les rouages d’un système institutionnalisé où l’exploitation n’est pas une dérive, mais une norme. Dans ce pays d’Asie centrale, 14ème producteur mondial de coton, le pouvoir continue de mobiliser massivement fonctionnaires, enfants, détenus et militaires pour faire tourner l’économie textile.
Les observateurs du rapport, postés dans les régions productrices de Balkan, Dachogouz, Lebap et Mary, ont documenté une vérité invariable : les autorités exigent la participation obligatoire à la récolte de coton. Employés d’État, enseignants, agents hospitaliers, personnels techniques d’écoles et de crèches… tous ont été contraints soit de se rendre dans les champs, soit de payer pour embaucher un remplaçant. Les montants exigés en 2024 variaient entre 500 et 1.200 manats (soit entre 25 et 61 euros), représentant jusqu’à un tiers du salaire mensuel. « Les gens ont peur. Ils savent que s’ils refusent, ils seront licenciés et réduits au silence », confiait anonymement un fonctionnaire à l’équipe du rapport.
Des enfants dans les champs malgré les interdictions officielles : hypocrisie d’État ?
Le gouvernement a certes officiellement interdit le travail des enfants, allant jusqu’à classer la récolte du coton parmi les activités dangereuses. Mais dans les faits, des mineurs ont continué à récolter, souvent avec l’accord tacite des familles, poussées par la précarité. « Les enfants espèrent gagner 5 à 10 manats par jour », rapporte un enseignant du Lebap dans le même rapport. Soit moins d’un euro. Avec une hausse du tarif à 1 manat le kilo (environ 0,05 euro), une famille de cinq membres pouvait espérer empocher l’équivalent de 308 euros par mois — un mirage de survie dans un désert d’options.
Les conditions de travail sont brutales. Températures jusqu’à 40°C au début de la saison, gelées en fin de campagne, pesticides pulvérisés sans protection, absence d’eau potable… Un enfer sur terre pour des milliers de citoyens livrés à un système qui les broie. Étudiants, appelés du service militaire, détenus administratifs : nul n’échappe au filet. En mai 2025, un soldat témoignait à la radio Azathabar, le service turkmène de Radio Liberty : « On nous force à travailler sous peine de coups. Nous n’avons aucun droit ».
Un simulacre de coopération avec l’OIT, une répression bien réelle contre les opposants
Le Turkménistan a beau afficher un vernis de collaboration avec l’Organisation internationale du travail (OIT), la réalité est tout autre. Le rapport 2024 décrit comment les autorités ont empêché des fonctionnaires de rencontrer les représentants de l’OIT ou ont sélectionné les interlocuteurs en les briefant à l’avance. Pendant ce temps, les militants des droits humains sont réduits au silence, placés sous surveillance ou interdits de sortie du territoire, comme l’a rappelé le Turkmen Cotton Harvest Report 2024.
Dans un pays où l’État est à la fois propriétaire des terres, fournisseur des semences et acheteur exclusif de la récolte, les marges de manœuvre des agriculteurs sont nulles. Quotas inatteignables, tarifs arbitraires, retenues illégales sur les revenus, réquisition des équipements : l’ensemble du cycle agricole est un piège dans lequel le fermier turkmène n’a aucun pouvoir. Les rapports dénoncent une gestion opaque propice aux extorsions et à l’abus d’autorité.
Des partenaires internationaux complices par négligence ou par profit ?
Le fardeau du travail forcé repose de manière disproportionnée sur les femmes. Elles composent 74% du personnel de santé, 96% des assistantes d’éducation et plus de 80% des enseignantes dans le primaire. Occupant souvent les postes les moins rémunérés, elles sont aussi les moins à même de payer un remplaçant pour éviter la corvée. Elles se retrouvent donc en première ligne, acculées à obéir ou à disparaître du paysage économique.
Le coton turkmène alimente encore les marchés étrangers. La Turquie reste un point de transit majeur vers l’Union européenne, pendant que l’Italie et le Pakistan poursuivent leurs importations. En retour, l’Allemagne ou l’Italie fournissent des équipements textiles au Turkménistan. « Tant que cette chaîne ne sera pas rompue, la complicité sera globale », assène le rapport. En 2018, les États-Unis ont interdit l’importation du coton turkmène, et le Parlement européen a appelé à en faire autant en 2021. Mais les mesures restent incomplètes.
Derrière chaque mètre de coton produit au Turkménistan se cache un esclave du XXIe siècle. Un enseignant contraint, un enfant déscolarisé, une infirmière humiliée. Le pays n’est pas seulement en retard sur les droits du travail : il est en guerre contre ses propres citoyens. Les recommandations sont claires : démantèlement du système de quotas, accès réel aux ONG, fin de l’impunité pour les officiels, et surtout… une exigence internationale de traçabilité. Faute de quoi, les t-shirts bon marché que nous portons continueront à coûter une fortune humaine.