Le 4 avril 2025, les dirigeants de l’Union européenne et des cinq pays d’Asie centrale — Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan, Turkménistan et Ouzbékistan — se sont réunis pour un sommet inédit à Samarcande, cœur millénaire de la Route de la soie. Cette première rencontre au plus haut niveau marque un tournant dans les relations euro-centroasiatiques. Pourquoi maintenant ? Et pourquoi cette région ?
Une rencontre à haute portée symbolique et géopolitique
La réponse tient en quelques mots : ressources stratégiques, repositionnement géopolitique, et fatigue face à la tutelle russe. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, les capitales d’Asie centrale cherchent à se libérer de leur dépendance historique à Moscou, sans pour autant basculer totalement dans l’orbite chinoise. Bruxelles entend bien occuper cet entre-deux. « Le sommet est historique », a affirmé un haut fonctionnaire européen, « un sommet qui reflète le souhait commun d’approfondir les relations avec l’Union et de diversifier les politiques étrangères ».
Le grand saut budgétaire : 12 milliards d’euros pour séduire
L’Union européenne n’est pas venue les mains vides. Lors du sommet, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a annoncé un plan d’investissements massif de 12 milliards d’euros. L’objectif ? Renforcer la connectivité, garantir l’accès aux matières premières critiques et soutenir la transition verte dans la région. Dans le détail :
– 3 milliards d’euros seront affectés aux corridors de transport, notamment le Corridor transcaspien ;
– 2,5 milliards d’euros pour sécuriser l’accès aux matières premières critiques (lithium, terres rares, etc.) ;
– 6,4 milliards d’euros consacrés à l’eau, l’énergie, l’environnement et le climat.
« Ces matières premières sont le sang vital de l’économie mondiale de demain », a déclaré Ursula von der Leyen, ajoutant que « l’Europe a un bilan crédible en matière de partenariats durables ». Le message est clair : l’UE veut se distinguer des approches extractivistes de la Chine et des pratiques opaques du Kremlin.

© Президент Республики Узбекистан
Une Asie centrale en quête d’équilibre… et de contrepoids
Face à la poussée de l’Union européenne, les pays d’Asie centrale affichent leur volonté de maintenir une politique étrangère multi-vectorielle. Le Kazakhstan, par exemple, tout en maintenant le contact avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky, s’est abstenu lors du dernier vote à l’ONU sur l’Ukraine.
Droits humains : la grande absente du menu ?
Mais l’élan européen s’accompagne aussi de critiques, notamment sur la complaisance de Bruxelles envers des régimes autoritaires. Des ONG comme Human Rights Watch et Amnesty International ont dénoncé l’absence de conditionnalité démocratique dans les accords. Iskra Kirova, de Human Rights Watch, avertit : « Ces nouveaux partenariats sont très importants, mais ils ne seront pas durables si l’Union ne prend pas aussi en compte l’état de droit et la protection des droits dans la région ».
Le Kirghizstan, par exemple, a adopté une loi stigmatisant les ONG financées depuis l’étranger — un texte inspiré des « lois sur les agents étrangers » russes. Malgré cela, l’Union a signé un accord commercial avec Bichkek en juin 2024. Un diplomate européen, sous couvert d’anonymat, a tenté de rassurer : « Nous ne sommes pas là pour prêcher, mais plus le dialogue est intense, plus il peut faire évoluer les choses ».
Le dilemme de Bruxelles : entre levier géopolitique et double discours
Ce sommet n’est pas qu’un événement diplomatique. Il illustre l’ambivalence stratégique de l’Union européenne : chercher à étendre son influence tout en évitant l’accusation d’ingérence. Une position rendue délicate par la concurrence acharnée de la Chine, omniprésente dans les infrastructures, et de la Russie, encore omniprésente par la culture, les élites et les réseaux.
Mais le pari est risqué. Sans engagements concrets sur les libertés, sans implication réelle des sociétés civiles, l’Union risque de reproduire les erreurs de ses rivaux.
En somme, le sommet de Samarcande a ouvert un nouveau chapitre dans les relations entre Bruxelles et l’Asie centrale. Il a révélé les ambitions d’une Europe qui veut peser davantage sur l’échiquier eurasiatique, sans renier ses valeurs — mais en les modulant avec pragmatisme. Si le « corridor vert » et les 12 milliards d’euros d’investissements européens suscitent des attentes, la vraie question demeure : la nouvelle alliance euro-centroasiatique sera-t-elle un levier de modernisation politique ou un simple pacte d’intérêts ?